La galerie du père
Vide maison. Tapisseries encadrées, carafes '51', lessiveuses galva, tuiles, carrelages empilés par formats, couleurs, dessins, visseries improbables, tuyaux, embouts, joints, plombs de lignes, cannes à pêche, tout un ramassis d'indispensables, vu le soin avec lequel ils furent remisés, conservés jalousement dans le formol de la poussière et la question lancinante "comment s'en débarrasser". Debout devant ces deux ou trois générations de "ça peut servir… ça peut faire encore… on sait jamais… il suffit qu'on en ait besoin…" et j'étais là, prête à tout disperser, fille dispendieuse, inconséquente, traîtresse d'une lignée.
Parmi tout ces mètres cubes de vrac, cinq petits poulbots sur
les rectangles de contreplaqué résistent au tri. À
peine pris dans le radar de l’œil, ils se planquent derrière des planches,
apparaissent sur un tas, disparaissent sous des cartons, jaillissent plus loin, couleurs
inaltérables, frôlent le sac poubelle, le ratent, plongent dans une caisse de
livres entre Jules Verne et l'album Yvert et Tellier, enfin triomphent, goguenards, sur l'encyclopédie Larousse. Impossible de s'en
débarrasser. À chaque tentative, paf, la moustache du père - Lech Wałęsa en était le digne modèle - revenait devant mes yeux, et sous celle-ci, terrible à ses heures, son rire silencieux. C'est qu'en son temps, qui était le début du mien, il avait réussi à accrocher, bien en hauteur, en dépit de la moue crispée de ma mère, les contrecollés enfantins, et surtout à transformer l'accrochage aléatoire en exposition permanente. Petits farceurs débraillés dans les couloirs austères, bouilles impertinentes clouées au mur, fillette au chien, garçonnet au violon, bambins débraillés et pas fachés de vivre, seuls, incongrus, noyés anachroniques, minuscules îlots d'humanité dans l'océan marronnas de bouquets style empire. À cette époque, celle de l'accroche, j'avais huit ans, peut-être dix. L'empathie n'adoucissait pas encore mon regard bravache. Bref, je ne les aimais pas ces bobines angéliques, je les trouvais laides, démodées, ridicules, mièvres, mensongères… Mais tout de même, dans le climat orageux continuel qui régnait, la joie du paternel faisait plaisir à voir. Mais revenons à ce jour de piètre installation. Au pied de l'échelle, je guidais le père. Plus haut, plus bas... Une fois au sol, contemplant son œuvre, tel Lech devant le logo de Solidarność, il me prit à partie << hein que ça fait bien, la pèque ? >> Un enfant, ça s'encanaillerait pour un rabe d'amour ! J'avais dit << vouiii... >> quitte à m'étouffer et, pour être honnête - corruptible déjà môme - j'aurais bien dilapidé ma solde pour un carton de ces vieilloteries dans le seul but de contempler son bonheur.
Aujourd'hui, la galerie de bobines espiègles dans les mains, je me refais l'histoire. Pas tout à fait la même. Le temps a posé une autre ponctuation. Mon cœur bat plus fort parce que de loin je vois mieux nos deux cœurs côte à côte. À souffler ainsi sur les rectangles d'art modeste, j'ai trouvé la main, le trait, l'idée, la poésie, l'insouciance, la rue… En dessus du Programme commun, mensuels CGT, des cinq volumes de La Commune, mon père avait disposé Prévert, Doisneau, Vian, ceux de La Butte Montmartre, Jules Vernes, les albums de Pierre Perret, de Brassens. Et sur les murs hauts et sans joie, il avait suspendu ces contrefaçons de Francisque Poulbot. Quant à ma mère, dans ses tailleurs sévères qui la faisaient plus Thatcher que Louise Michel, elle n'avait, devant cette galerie de bouilles inoffensives, rien pu objecter.
Chapeau le père!