Depuis la contre-allée

05/04/2022

Faites que je m'endorme. Je veux me libérer de mon corps, enfourcher la brume de l'esprit, ne plus éprouver l'étau qui me tient comme un piège. Ma mort a déjà entamé le long processus de dépouille. Je suis dedans à peine plus vivant qu'une algue que l'écume tranchante jette sur les récifs. Je pue tellement la défaite qu'il me faut, at home, brûler mon tabac, parfumer la chambre du fumet des vivants. Permettez-moi l'esquive, la Bonne Mort plus charitable que les cent messes que vous ne direz pas. Mes minutes sont des jours qui n'en finissent pas de boucler les heures des secondes. Je ne peux même plus m'en remettre à Dieu, je ne trouve plus la vision de Dieu, les belles images pieuses échappées du missel de l'enfance. Mes prières commencent toutes par : « Libérez-moi, Seigneur... », et puis rien... Plus rien qu'un hoquet, bouche d'asphyxié vainement béante sur le trou de mémoire. 

Et que peut Dieu sur mon corps en lambeaux ? Je suis coincé dans le passage qui me refuse sa porte, et je tourne, accroché à l'horloge qui n'ose plus marquer mon temps. Légiférez ! vite ! Qu'enfin je vous quitte. Qu'enfin je puisse me soustraire à vos bons soins. Que j'ôte les fers de votre éthique qui me condamne au jour qui vient. Je veux recouvrir ma chair, mes os, du coton léger des souvenirs, et chercher dans leurs couleurs fanées l'empreinte tiède de ma vie. Partout l'odeur des pharmacies quand le mégot n'est pas possible. Étendue, pesante, la chape de vos lois. Au-dessous, les dossiers. Celui d'un tel, l'affaire Machin, le cas Dutruc... Des noms, des souffles, des cris muets, des combats vains et anonymes, et encore celui-là, le mien. Devant votre refus, Monsieur le Président, il me faut me résoudre à la contre-allée, après avoir longé de pallier en pallier les enfers de l'autorité publique. Cette échancrure suisse, si dépaysante, si loin de ce qui m'est familier, n'est pas une chance, tout juste un pis aller. 

Vous dites "Vie". Quel est ce mot dans votre bouche ? De quels gaz l'enveloppez-vous ? De quelle pourriture parlez-vous ? Au nom de quelle défection convoquez-vous son nom ? Tenez-vous si loin de votre nez l'essence même de ce mot que vous ne distinguez plus les parfums d'une prairie des remugles d'un fromage ? La machinerie scientifique qui enserre ma couche n'atteste que d'une mécanique, un loyal signal électrique entre le cerveau, le cœur et la main. Mais tout ce reste hors le cadavre, tout ce reste qui fait l'homme dans son entier, toutes ses philosophies, ses intelligences, ses croyances, ses sensibles, ses expositions, ses savoirs, ses bravoures, ses abnégations, ses bibliothèques, ses musées, ses monuments, ses flèches de cathédrales, ses La Pléiades, ses prix Goncourt, ses révolutions, ses fièvres, ses barricades, sa commune, ses Hugo, Zola, Bourdieu, ses démocraties reluisantes, n'auraient donc comme uniques ambitions que celles de se caresser le ventre ? 

« Libérez-moi, seigneur, puisque ma force de vie, le falot vacillant sous mon front asséché s'éteint, et que grince dans les mâchoires serrées de ma détresse la liste, point par point, de ma lente agonie ». 

Neuf fois réanimé par l'auguste médecine, - je remercie et touche front à terre - la neuvième ne fût-elle pas un crime ? Et mon histoire, qui peut affirmer où elle commence, quand elle finit ? Je suis un homme. Quarante kilos d'homme. Quarante kilos de dignité placés dans vos mains soignées, vos doigts plus durs et gelés qu'un marbre. Je veux rester un homme. Quarante kilos d'homme libre et digne, quarante kilos… qui n'aspirent qu'à la chimie létale, la conque d'une fraternité où fatigué, je coucherais la joue de mon dernier sommeil.  Je ne veux pas faire loi, ni précédent, ni donner suite. Je veux doper ma contre-allée de la pilule du lendemain. Je ne suis pas seul. J'ai un frère à mon chevet. Sa compassion, son exceptionnelle attention, suffiront bien à rendre carrossable les derniers mètres jusqu'à mon dernier souffle, enfin... Celui qui ne fait pas buée.

Alain Coq est parti libre et digne le 15 juin 2021. Il s'est donné raison. Pour lui et tant d'autres...