L'accord du participe passé

08/05/2023

C’est quand je pose le séparateur devant mes courses que, par ricochet, je le vois. Sur le tapis de la caisse 6, juste avant ma lessive, mes biscottes et mon pack de yaourts, s’amasse à la va comme je te pousse un monceau de fraises Tagada, boîtes de chocolats, sachets de bonbons… et rien d’autre. Je jette un œil égayé sur l’adolescent boulimique. Mais l’homme qui se tourne vers moi n’a rien d’un adolescent. Il affiche même une soixantaine bien essorée, n’est le sourire de victoire quand il surprend mon regard. Je lui lance au risque de l’effaroucher :

— Je m’interdis de croire que vous allez manger tout ça !

Nous rions d’un même rire. Sous mon badinage et les taquineries de la caissière, laquelle en rajoute pour le plaisir du jeu, il fait mine de se défendre :

— Ce n’est pas pour moi…

Tandis qu’il fait disparaître ses achats dans un sac, il explique son pot de départ à la retraite, le cadeau des camarades, prétexte la gourmandise des uns et des autres…

Il pétarade sa soixantaine cylindrée avec insouciance. Demain il sera libre. Tchao ! Fini le travail ! terminé les contraintes ! Sa moustache grise en frise d’avance. Son dos fatigué et son vêtement de travail maculé disent que l’heureux homme a mis longtemps et pour de vrai les quatre mains dans l’ouvrage. Quand il y a autant de cals bruns sous les doigts et dans la paume, le battoir compte double. La retraite, pour lui ? C’est le ticket gagnant pour des congés de douze mois par an, options colliers d'apéros et barbeuq illimités. Vacances cotisées, vacances méritées ! Il nous le dit :

— Ma retraite, je ne l’ai pas volée !

Il vous le dit, vous dis-je ! Il ne l’a pas volée ! C’est un honnête homme qui appuie fort sur sa droiture. Il ne fera pas un jour de plus. Il veut enfin profiter du reste à vivre. Combien ? Les statistiques lui prédisent au mieux 14 ans. Soit 3 ou 4 ans en bonne forme. Autant ne pas perdre de temps. Il ramasse ses achats, les enfile vivement dans son sac, la caissière feint de le gronder pour le sucre. Elle le menace en faisant semblant d’ouvrir un sachet de fraises. L’homme rit, mais n’offre rien. Tout ça est compté. Tout ça, c’est un geste large sur le tas de bonbecs. À raison de trois bonbons et deux chocolats chacun… Tatata ! Le bougre rechigne sur la largesse ! Cette fois je ris franchement de la complaisance un peu vexée de notre sympathique hôtesse de caisse, et de la résistance presque farouche du client rigolard mais comptable. Les bonnes manières ont leurs limites. L’inflation est passée par là. Un sou est un sou et une fraise une fraise ! Au moment du paiement le futur retraité se justifie : « d’habitude, c’est madame qui fait les courses. Mais pour l’occasion c’est moi qui ai la carte bancaire… ». Et il vous sort le petit rectangle plein de promesses comme il montrerait l’anneau conjugal. Mais, comme pour la date anniversaire de leur mariage, il bute sur le code. Il hésite, recommence, s’excuse : « Je ne l’apprends pas par cœur... vous comprenez... d’habitude, c’est ma femme qui fait les courses… ». Il tourne en boucle sur le sujet de madame, des courses, du sésame bancaire. Je veux bien croire que sa qualité première n’est pas la gestion du budget. Il y a trop de facéties sur sa bouille, trop de distractions dans son regard, trop de promptitude à virer du cap. Madame Dumonsieur n’a pas épousé un gratte-papier ni un sérieux du portefeuille. Il me regarde avec concentration pour mieux faire remonter de sa mémoire d’étourdi le code trésorier, et là encore, c’est à peine s’il ne pouffe pas.

Je le vois. Je vois nettement ce gamin de dix ans qu’il est encore. Devant le tableau noir, l’institutrice l’interroge sur l’accord du ou des participes passés des verbes dans la phrase suivante : « Maurice a travaillé toute sa vie. La peine qu’il s’est donnée est récompensée, il est aujourd’hui un heureux retraité. » Et de claironner qu’il y a deux pièges. Le drôle ricane pour ne pas perdre la face. On en a vu qui ne s’en sont pas remis. Il n’a rien appris de la rébarbative question, alors tu parles les pièges ! Hier soir il était au jardin avec le papé ou encore aux écrevisses, peut-être qu'il était Lino Ventura dans l’Aventure c’est l’aventure, il était peut-être avec la Confrérie des Bulleurs associés, c'est à dire Jacques, Jeannot, ou Mariette… bref, aucun qui peut le sauver. Il se passe la main sur la nuque, baisse la tête sous les yeux passablement compatissants de l’académie ! Mais les camarades sont là. Soulagés d’avoir échappé à l’inquisition, il s’en fallait d'une tête, certains font des mines imbéciles. D’autres soufflent des réponses inaudibles, comme fait exprès ! L’inaudible au moment crucial, ça le met en rage ! Il glousse, bouge sur sa chaise. La maîtresse lui donne la formule par petites touches qu’il n’a plus qu’à compléter : « Le parti… cipe pas… sé conju… gué avec l’auxi… xi... liaire êtrrr, êtrrr… être, s’accor… s’accorde avec ? avec ? … » Sous la pression il tente le tout pour le tout : « Le participe passé conjugué avec avoir travaillé et la peine qu’il s’est donnée s’accorde… avec être un heureux retraité ? » En passant, elle ébouriffe le crâne dur d’une tape affectueuse. « Celle-là, tu ne l’as pas volée ! Volée... é-e ! »

La porte s’est refermée sur l’heureux retraité. Celui-là est sauvé. D’autres vont attendre.