Ma caisse comme un jardin

29/05/2023

Obsolescence souhaitée des véhicules ronflants à l'énergie fossile, manque d'ambition dans l'offre des transports en commun, ça sent la punition, et je veux bien copier cent fois "Nous vivons la fin de l'abondance, nous vivons la fin…" sauf que l'abondance n'a jamais été ma première culpabilité… Bah, J'ai eu mes années de luxe, je l'avoue, grâce à mes autos d'occase, dont la petite dernière : Léopoldine, Peugeot break 1999 achetée en 2011 à 2 000 euros trébuchants. Les charmes de cette trainée de "x secondes mains" m'avaient rapprochée des effets enivrants de l'abondance, comme celui d'accéder à la mobilité salariale.

Mais voilà, ça c'était avant. Aujourd'hui, elle et moi avons vieilli côte à côte, et je me demande ce qu'il va advenir de ma Léopoldine, certes pas toute fraîche, mais dont la bonne volonté me fait affirmer que oui, quelques-unes de nos guimbardes ont une âme… Nos (nous faisons corps) deux dernières réparations sont le changement du pare-brise à l'avant, et, récemment, la recherche d'une custode arrière gauche. Pas de quoi faire la une du Figaro qui n'en a rien à secouer du quotidien terre à terre d'une rustaude des hauts cantons. Sauf que ladite custode aujourd'hui n'est plus fabriquée (la rustaude non plus), et que ma Léopoldine a beau démarrer au quart de tour, manière de fanfaronner face à des mondaines plus discrètes, un gravillon de merde, jailli d'un croisement violent, vient de lui montrer une issue fatale qui ne débouche que sur une casse providentielle.

Alors que faire ? Que sera mon temps après celui de Léopoldine ? Il faut, pour me répondre, comprendre ce qu'est une voiture de pauvre. C'est, je l'affirme, un bijou sculpté par le temps et les maladresses, un ensemble vivant, mais oui, savamment rafistolé de joints, de colle et de rilsans, une amitié loyale qui ne vous lâche qu'à moins de 10 mètres du foyer, qui entend la note d'imploration dans la requête « tu veux bien m'amener… Je dois aller… Il faudrait se rendre à… », qui ne vous vaut que des compliments de la part de connaisseurs qui en ont pratiqué de plus "fatiguées" que celle-ci, qui vous le disent « De la bagnole ça ! La carrosserie, elle vous tombera avant le moteur ! », qui, candidate au contrôle technique, fait les pointes, le grand écart, accroche une rose à son parechoc, montre ses jantes, ronronne, essuie ses glaces sans bégayer, ne cale pas au moindre attouchement parfois déplacé… ou mal compris, fait la sourde oreille aux grivoiseries et autres malentendus et se contente d'une lichette, << à peine >> fait-elle poliment — de carburant issu d'un vulgaire assemblage, quand d'autres biberonnent le millésimé à même la canèla

Le sujet de mes prochains déplacements me taraude. Je me transporte en commun quand la distance l'exige… mais pour l'ordinaire… Y a-t-il une vie hors les trajets scolaires ? Dans quelle gare désaffectée vais-je attendre, pleine d'espoir, la remise en place d'un intérêt local ? L'immobilité pour les uns, migrations forcées, nomadismes climatiques, mutations tracées et circonstanciées pour les autres, quelles seront nos contraintes demain ? Quelles seront nos trajectoires ? Quel transport enthousiasmant ? Quelle réforme pour toutes les Léopoldine du monde ?

Et voilà qu'hier, lors d'une marche bucolique le long de Taillevent, l'idée géniale ! Une titine d'enfant s'est métamorphosée en jardinière et tout en appuyant une passiflore à la vieille roue d'un puits me donne la bonne démarche.

Et si Léopoldine devenait un jardin ? Il suffit d'allonger ou d'ôter les banquettes, itou pour la galerie et le toit, y niveler un à deux mètres cubes de rempotage et y semer, geste ancestral, quelques bonnes graines de vivaces. Ne reste à mes drôles qu'à faire composter mes restes pour faciliter la floraison des belles de jour choisies par moi, des deux bordures d'iris et de la mini prairie de pâquerettes et coquelicots. Sapiens rotae, nous avons vécu notre équipage pour le meilleur. Grâce à nos multiples déplacements, nous nous sommes ouverts aux préoccupations environnementales, aux paysages à haute valeur touristique. Le mal instruit au bien. Pourquoi se séparer de nos chevaux mécaniques quand le pire montre son nez ? Nous assiégeons nos casses, boudons nos cimetières : marions-les ! Tôles, matériaux composites, ensemble jusqu'au bout, main dans la roue, os contre oxyde, urne contre batterie, croix et Saint-Christophe dans la même résine, polluant pollueur à la vie à la mort, parfaitement raccord dans leur traversée du siècle, union consommée, mécanique et chair, parfois si tragiquement imbriquées l'autre dans l'une, l'une dans l'autre, que la difficile désincarcération parle d'elle-même. Adoubés par Nestlé et Mixa dès la naissance, serait-il incongru, dès lors, de reposer sous le logo Peugeot ou Citroën ? Ma caisse enfin comme un jardin, complice de mon dernier transport, habitacle fleuri pour l'ultime passage…. tiré par des chevaux immobiles et silencieux… En tout ne gêne en rien un peu de poésie !