Un étrange ADR

11/05/2023

Je n’avais été invitée ni en tant qu’amie, non plus pour mes talents de photographe — je ne m'étais pas encore fait un nom — mais bien incognito, sur le seul dénominateur commun de mon prénom. Je m’appelle Adrianna Golmar. Je suis l’une des soixante et une Adrianna de la ville, à un détail orthographique près, et la 1/43 ème de celles qui eurent la chance d’être conviées à cette soirée pour le moins thématique. Séduite par l’idée insolite, curieuse de découvrir ce qu’une concentration d’homonymes allait ajouter au calendrier mondain des hauts de Nice, j’avais décidé de m’y rendre avec mon matériel. Je laissais l’Autobianchi un peu plus haut, sur un terre-plein surplombant, et profitais de la vue. La nuit gagnait sur le crépuscule, l’éclairage public dessinait la ville par petites touches. Caché partiellement par la végétation, le port et les ferrys posés comme des maquettes de couleurs vives. Plus loin, le segment routier lumineux de la baie des Anges. Et là-bas, dans la brume montante, l’aéroport et les abords cannois.

Le soir des Adrianna serait résolument chaud. Je passais la grille entr’ouverte et contournais par une large allée le bâti ouvré comme un écrin. Les notes hasardeuses et poussives d’un piano me guidaient. Des doigts malhabiles cherchaient une partition. Ici l'arrosage ne connaissait pas de restrictions. J'inspirais à plein nez l’exhalaison végétale. Telle une jungle civilisée par des siècles d’architecture paysagère, les plantes humides s’enroulaient autour des arbustes, rampaient le long des arbres, se lançaient à l'assaut de la moindre saillie, fers, bouts de bois, sans que le hasard n’y soit plus pour grand-chose. Le prix du mètre carré calmait les "ça va comme ça vient". J’entendais mes pas crisser sur le gravier et pensais aux premières phrases du Jardin d’hiver : « Je voudrais du soleil vert, des dentelles et des théières, des photos de bord de mer… » Je gravis une marche signalée d’un spot lumineux à même le sol, et fus dans un espace ouvert, une immense terrasse piquée de larges tables sur lesquelles dansaient les lueurs vacillantes de photophores et de bougies. Je longeais la façade jaune pâle décorée de reliefs jusqu’à une demi-rotonde vitrée. Je jetais un regard à l’intérieur, entrevis les pièces d’un mobilier cossu et le couvercle ouvert d’un piano. S’en échappait les notes entendues plus tôt, une mélodie poussive, dans laquelle je crus reconnaître les doux ressacs d’Una Mattina de Ludovico Einaudi, ou une tentative pour s’en approcher. Devant moi, le parc plongeait ses étagères exotiques vers la mer, chacune si astucieusement arborée qu’il était impossible de deviner la présence de la ville tout autour. Des femmes apprêtées — moi-même avais troqué mon jean destroy contre un Marciano passe-partout — allaient et venaient, descendaient ou remontaient selon le rythme de leurs occupations ou de leurs bavardages. Je me trouvais dans une lithographie PLM 1925 vantant une Côte d’Azur de rêve , aller-retour, palmiers et vue sur la mer garantis, dirait la réclame, valable 40 jours. J’aimais assez l’onirisme vendeur de ces anciennes affiches signées de grands artistes. De chaque côté de la rotonde, les halos de lumière douce échappés des lanternes en fer forgé mélangeaient les époques. Venez (raisonnablement) comme vous êtes, semblait être la consigne de l’hôtesse se jouant de la formule par une habile circonspection. Je l’avisais justement, l’hôtesse, debout près d’une table, sa main sur le bras d’une invitée. Elle me regarda venir vers elle avec un franc sourire :

— Je ne vous demanderais pas votre prénom.

J’acquiesçais d’un rire, hésitais quant au salut. Elle me prit tout simplement par le coude:

— Bienvenue parmi nous, je suis l’organisatrice de cette curieuse réunion, accessoirement propriétaire du lieu, ce qui facilite.

Je levais ostensiblement vers elle ma sacoche de cuir contenant l’attirail Nikon :

— Adriana Golmar, photographe.

— Moi, c’est Adryanna avec un y et deux n, Adryanna Culligan. Ravie que vous soyez venue capter l’originalité de la rencontre.

— J’ai déjà capturé le cadre d’exception.

— Merci. C’est une propriété de famille, elle m’est tombée dans les bras. Je n’ai de mérite qu’à l’entretenir, et aujourd’hui entretenir ce genre de bien inscrit au patrimoine mondial de L’UNESCO tient de la conservation d’un musée. Enfin, nous sommes en pays mégalomane, et j’en suis.

Elle parsemait ses phrases de petits éclats de rire comme pour s’excuser de sa bonne fortune. Je la rassurais si besoin était :

— J’ai suivi la labellisation que je trouve tellement méritée ! Quant à la mégalomanie, si elle a bon goût, pourquoi pas !

Elle m’avait pris le bras pour faire quelques pas et j’en profitais pour lui poser la question inévitable :

— Pourquoi cette idée d’un prénom comme seul critère d’invitation ?

Elle me regarda avec un sourire contrit, baissant la voix comme elle l’aurait fait pour une confidence :

— Ce n’est pas le seul critère, j’ai quand même restreint mes recherches et écarté un petit nombre de faire-parts. Peu finalement.

— En tout, un rien de diplomatie ne nuit pas…

— Les Adrianna ne poussent pas partout, il leur faut, comme les orchidées, des conditions idéales pour s’épanouir. Une invitation peut être mal vécue. L’enthousiasme n’exonère pas d’une once de mesure et de pudeur. Le but était de passer un agréable moment, pas de mettre un coup de projecteur, ou un pansement dans le meilleur des cas, sur une fracture sociale qui nous échappe ! Je suis psychanalyste et psychothérapeute, j’aurais été impardonnable si j’avais mis mal à l’aise une Adrianna financièrement désespérée.

Nous crûmes bon d’accompagner cette confession d’un silence. Je me rendis compte qu’elle m’avait servi un verre :

— Un vin de paille du Jura excellent ! Un trésor qui m’a été abandonné, avec d’autres retours sur investissement, par mon ex-mari… en récompense de ma bonne conduite judiciaire.

Je ne sus que répondre, ce qui la fit rire. Elle reprit d’un ton plus léger :

— Ne soyez pas gênée. Je suis enfin libérée d’une histoire conjugale qui devenait ennuyeuse. Dans cette autre vie, je me suis souvent trouvée attablée avec des personnes dont je partageais si peu ! Souvent des collègues de mon mari. Pourquoi la seule vibration d’un prénom ne serait-elle pas plus rassembleuse ?

Adryanna Culligan devait avoir plus de quarante ans et moins de cinquante. La chirurgie fait voler nos vieux repères. Il émanait d’elle un charisme fait de patience affable et d’une sorte de vigueur juvénile que confirmaient le carré délicat de la mâchoire et les cheveux coupés courts. Un entre deux âges qui voulait s’attarder encore un peu dans la jeunesse sans tomber dans une fraîcheur suspecte. Ses formes trahissaient la pratique soutenue d’un sport, mais sans excès. Rien n’était d’ailleurs excessif chez elle, sauf le bon goût. Mais un bon goût outrancier serait un oxymore. Elle se tourna vers moi. Dans cette partie peu éclairée de la terrasse, je n’avais pas prêté attention à ses yeux. À présent ils sortaient de l’ombre. Deux lacs veloutés immenses et sombres parcourus d’un feu follet, le même éclat impertinent qui avait manqué aux grands yeux inquiets d’une Hepburn.

— J’admets que c’est un argument qui se suffit.

Elle me dévisageait avec une pointe de gaminerie, la même que celle qui, je le supposais, l’avait mise un jour au défi de réunir toutes les Adrianna anonymes du comté : « cap ou pas cap de le faire ? » Elle avait été cap, et je lui retournais avec une complicité non calculée mon admiration de lycéenne. Nous nous comprenions. Je clipsais le bon objectif à mon appareil et m’excusais :

— Vous permettez ?

— Allez-y, faites des merveilles ! J’y pense, nous pourrions organiser ici même, la place ne manque pas, une exposition ! J’ai des amis amateurs de belles images, et ça nous ferait une suite.

Elle me fascinait. J’admirais sa façon de se tenir à l’affut, d’écouter, puis de bondir sur une idée. Il m’avait suffi d’un coup d’œil, pour l’associer à ce magnifique hôtel particulier. J’ai toujours été intriguée par l’influence du lieu sur notre façon d’être. Je la retenais, voulais commencer avant qu’elle ne s’éloigne. Sa main longue, parée de bagues fines et diamantées, tenait sa coupe emplie du vin précieux. Tout un pédigrée effleuré avec ce qu’il fallait de désinvolture. J’avais d’un côté le grain fin de sa robe sable clair brodée de minuscules pierres, de l’autre un pan de nuit que je floutais plus encore. Presque au centre, délicatement penché, le doux reflet liquoreux pris dans le cristal. Posés sur le bord du verre, si peu appuyés qu’ils pouvaient le laisser échapper, les doigts effilés et souples de l’aisance. Une distinction sans titre, un savant métissage d’héritages anciens et de réussites boursières adoubées par quelque profession libérale respectable, celle de psychanalyste par exemple, dont le cabinet occupait, je le découvris par la suite, une bonne partie de l’hôtel particulier. Une Adryanna que n’aurait pas boudée un Jacques Henri Lartigue, s’il avait été encore d’une sauterie sur les plages cannoises.

Elle me précéda au milieu de la terrasse tout en m’exposant sa théorie :

— Toutes les Adrianna ont la même voyelle de départ, la consonne dentale qui suit, la consonne roulée qui vient ensuite. Presque un ADN, cet ADR. Le reste n’est pas immuable et se décline en suivant les modes et les géographies. Un i ou un y, un seul ou deux n. Le A majuscule de l’assurance, de l’ancrage, de l’initiative, que limite la barrière des dents, principal outil de notre survie. Et le tout s’enroule doucement dans la vrille d’un i. Et, en fin de mot, encore notre fameux a. Double appui. Nommons-nous, et voyons ce qui se passe.

J’effectuais rapidement quelques réglages sous son regard espiègle. Quand je fus prête, elle lança haut et fort notre prénom commun.

— Adrianna !

Le phonème résonna incongrument. Elle avait étiré la dernière syllabe et l’avait suspendue sous la voûte céleste. D’un seul homme, les jolies têtes s'étaient tournées. Il y eut des plaisanteries. J’avais devant moi une quarantaine de femmes, jeunes pour la plupart, différentes par leur physionomie et leur chic vestimentaire. Pourtant, je notais les proportions équilibrées de toutes, les visages communément symétriques, les traits réguliers, la féminité qui se dégageait de chacune d’elles. Même les plus garçonnes conservaient une forme de douceur. J’immortalisais cette fraction de seconde, alors que se commentait, tout sourire, l’inoffensive farce. J’enfermais dans ma carte mémoire un nombre incalculable de détails expressifs, nuques, pieds nus, escarpins, sacs, fermoirs, tissus, mèches, broches et barrettes, autant de captations esthétiques grâce auxquelles, l’idée s’imposait peu à peu, j’allais mettre en place une mosaïque monumentale. Adryanna, ébouriffait des yeux sa jolie coterie :

— Cela ne vous aura pas échappé que nous avons parmi nous une photographe. Je nous propose donc d'ajouter une seconde édition et de nous retrouver dans un ou deux mois, ici même, pour l'inauguration d'une expo photo sur notre thème.

Des exclamations cordiales accueillirent l’idée. Je réglais mes focales, engrangeais mes cadrages, tandis que notre hôtesse refluait vers le buffet. Enfin j’écartais l’appareil pour ne pas me montrer indiscrète ou envahissante. Adryanna qui suivait mon travail de loin, revint avec les deux verres qu’elle avait à nouveau remplis, m’en tendit un avant de rejoindre d’autres invitées.

L’exposition prochaine m’obligeait. Je m’incluais sans m’intégrer. Je satellisais. D’un naturel réservé, je ne m’en fâchais pas. Je pivotais lentement, effectuais un 360°, puis un autre. Je tournais au milieu de ces femmes qui portaient mon prénom. Je pensais à La chambre de Chantal Akerman. J’imaginais toutes les Adrianna habillées de robes ressemblantes, dans une seule pièce, certaines à bavarder, à dessiner, à grignoter, à se parer, d’autres à suivre ma caméra, à me prendre en photo, fugitivement, par jeu, le jeu obsessionnel du "qui prend qui". Dans cette lente et inexorable rotation, un détail subtil, une tête tournée, une cheville nue, un verre porté aux lèvres... révélait un changement, une progression… Je revins vers les petits groupes qui se prêtaient à la fébrilité aimable de la rencontre et m’oubliaient peu à peu. Je relevais que de leurs bavardages harmonieux, pas un seul couac ne heurtait l’oreille. Ni note discordante ni rire disgracieux ni trivialité, rien ne semblait nuire à la bienséance. De même, pas d’apparitions évanescentes, pas de beautés insaisissables, de minauderies et autres affectations. Toutes ces femmes semblaient avoir convenu d’un "la" commun et y avaient réglé leur tempérance. Les féminités présentes étaient concrètes, accessibles, solides et sensibles à la fois et surtout parfaitement compatibles. Chaque Adrianna s’affairait à l’autre. Il y avait quelque chose de volontaire, d’altruiste dans leurs façons de se croiser, de se passer une information, une assiette pleine, une carafe, de se prendre par le coude pour introduire ou continuer une conversation. Elles ne faisaient pas acte de présence, se contentant de figurer tel aspect décoratif d’un prénom qu’elles n’avaient pas choisi, non, elles allaient et venaient affairées à une mystérieuse tâche, toutes également chargées du pollen de leur prénom comme s’il avait été le matériau précieux d’un belle œuvre invisible. Cela bourdonnait avec l’intelligence collective d’un essaim autour d’une reine, une reine qui avait su les faire venir jusqu’ici sur la foi d’une vibration. Qu’en aurait-il été si l’hôtesse avait, par jeu puisqu’elle en était "cap", convié ne serait-ce qu’un seul Adrian ? Un faux bourdon mondain sélectionné dans le panel niçois, disponible pour une fécondation éventuelle…

Il était fort à parier qu’après cette soirée, chaque Adrianna retrouverait son quant-à-soi. Que celui-ci s’enrichirait des quarante interprétations différentes du prénom qui les désignait devant les yeux du monde. Adrianna, un petit bout de musique qui contenait, pour chacune, le volume inégalement dense d’une seule vie. Fort à parier que chaque Adrianna vérifierait dans son agenda numérique la bonne saisie du prochain rendez-vous glané dans la soirée parmi ses sœurs. Fort à parier qu’elle googliserait le judicieux d’une future collaboration adriantesque, qu’elle allongerait sa liste de contacts d’une adri-décoratrice, d’une adri-conseillère financière, d’une adrimobilière, d’une adri-traductrice, d’une adri-pédiatre, d’une adri-communicante… et d’une adri-photographe, je l’espérais.

Mes pas m’avaient conduite sur un belvédère. Devant moi mer et lune chatoyaient comme pour un shooting, et cela n’était que pour moi. Comme les autres Adrianna qui se resserraient volontiers par petits groupes de deux ou trois unités, je préférais les compagnies confidentielles. Trop d’affluence me faisait rechercher des zones de replis. J’étais venue me joindre aux autres, mais j’avais trouvé le moyen de me cacher derrière l’objectif. J’avais mis mon matos en avant, avais proposé mes services photo quand on ne m’en demandait pas tant. Et l’hôtesse, fine psychologue, m’avait piégée. Bientôt, à l’heure promise d’une expo, tous les regards seraient sur moi. Mon faux prétexte deviendrait le centre de mire. Impossible de biaiser.