(Au risque de la suffisance... Je partage mais ne souhaite pas me faire dépouiller... Je serais très contrariée si d'aucun(e) un peu moins inspirée que je ne suis, un peu moins fournie par les circonstances, venait pêcher dans mes filets... Restons ami(e)s. Brigitte.
Cavale buissonnière 1ère partie
Tentatives d'évasion
Quelles que soient les périodes, l'éditeur qui en propose un inventaire, les façons de les référencer, d'en rassembler les déclinaisons, les mots s'ennuient. Homologués par le sceau officiel de l'académie, contenus dans les périmètres étroits de leurs définitions, retenus et ordonnancés dans d'austères dictionnaires, ils s'emmerdent.
Dès vos lumières éteintes, ils bâillent, soupirent, s'interpellent, chuchotent entre eux des gauloiseries déplacées. Pour autant, ne les prenez pas pour des bleus d'internat. Il leur arrive régulièrement de mettre sur pied des projets d'évasion mémorables, dont certains ont été relevés scrupuleusement par de grands noms de la littérature. Ces documents soigneusement archivés sont encore à disposition grâce au portail Gallica de notre immortelle et incommensurable Bibliothèque Nationale de France.
Quand les mots se font la belle
Allons donc, j'ai piqué votre curiosité, et vous voulez'y voir de vos yeux ! Vous vous glissez à pas d'heure, cinq, six fois l'an, vers vos rayonnages d'érudit, et parce que vous êtes assez vieille ou vieux pour en posséder un, vous le tirez vers vous, le posez sur la table et vous l'ouvrez, votre Larousse dernière édition. Vous l'ouvrez d'un coup, comme ça vient. Et une nuit, bingo ! Ajustez vos loupes, ils sont là ! Les mots. Enfin, pas tous. Certains ont déjà décanillé. Ceux qui, pris dans les phares de votre regard vous dévisagent, sont aussi surpris que vous de l'intrusion nocturne. Dépenaillés, grimés, méconnaissables, ils se rajustent, se font une contenance. Puis très vite, découverts pour découverts, ils vous apostrophent, cabotinent sans vous quitter de l'œil, et parce qu'ils ont enfin décelé sur votre face l'amorce d'un sourire, ils se lancent dans des numéros de comique troupier avec des grimaces de magot. Si vous voulez garder votre sérieux, votre raison et le peu de latin qu'il vous reste, refermez l'ouvrage illico ! Replacez le volume là où il végète, recouvrez-le de son vernis de poussière, fermez la porte, et allez vous recoucher ! Loin du Littré, du moins dans l'esprit, ces mots-là ne veulent que vous entraîner dans le joyeux bordel d'une langue revisitée, travestie, loufoque ou dangereusement subversive. Dans quel but ? Pour le seul plaisir de la moquerie ou du bon mot. Vous vous êtes montré? tant pis pour vous ! Vous êtes resté perplexe une seconde de trop ? Vous êtes donc complice. Les scélérats vous ont déjà enrôlé, vous êtes leur ami, leur disciple, leur chose. Cependant si la diablerie s'insinue en vous et vous pousse à les rejoindre dans leur débauche, ayez en tête que ces trublions-là peuvent sans souci résister à la sagesse jusqu'à l'aube. Vous pouvez mettre d'emblée une croix sur votre repos.
Donc, vous avez ouvert la boîte à mots, et ce, vous leur avez montré l'issue... et votre bobine. Ils en profitent. Les moins agiles se font la courte échelle, se ruent dans les marges, empoignent les bords de pages aussi effilés qu'épées d'académicien sur le fascicule traitant de la commune. Une fois à l'air libre, ils déguerpissent, vous à leur suite, vers des coins malfamés où ils s'échangent lettres et fluides, s'encanaillent au zinc d'un argotier, trinquent avec un patoisant, font le bœuf avec un raptagor phocéen, un anarcho dyslexique, un émigré slamofuge et autres sapiens réjouissants… Vous êtes averti. Ce n'est qu'à l'aube qu'exténués, titubants, ils s'en retournent vers leur prison capitonnée, bullant encore des inepties, cherchant leur couche avant de se séparer non sans bêlements d'ivrogne. Derniers bruits de porte, de serrures et de clés, gloussements de fin de nouba. Quelques-uns peinent à replacer un "h" aspiré, un "e" muet, une double consonne. L'"accroc" ne rempile jamais sans oublier un de ses "c", "enjoliver " réclame haut et fort un chapeau qu'il n'aura jamais… Dans le tictac étouffé des siècles, la fin de nuit reprend ses pages. Le silence referme doucement ses lourdes portes. Quelques derniers bonsoirs d'alcôve, et les mots se rendorment dans la respiration rassurante et familière des feuillets dortoirs.
Vie et mort d'un mot
Car les mots dorment beaucoup. Les plus vieux plus longtemps. On en retrouve, aînés multicentenaires, passant sur la pointe du souffle d'agonie à trépas. De belles et douces morts sans branlebas, et les défunts vont encore profiter de l'intervalle décennal du Larousse. Tels de vieux acteurs de cinéma célèbres que l'on s'émeut de repérer encore, dans tel ou tel autre film, décrépits mais faisant bonne figure, jusqu'à leurs dernières apparitions d'estime, magnifiques déjà de leur imminent et tragique départ, prêts pour l'urgence d'un César d'honneur.
Car c'est bien tous les dix ans, chez Larousse, que feux les mots sont déclarés bien éteints et que les obsèques collectives ont lieu. Une maigre assemblée de trolls en habit de cérémonie procède à l'appel des défunts et décide de leur dépouille. Le néant ou l'éternité ? L'oubli ou la postérité ? Rien d'autre. Peuple Alzheimer ! Peuple superficiel et ingrat ! Rien d'autre qu'un froid listing sans lever de drapeau, à peine un encart dans le figaro pour trois apôtres amateurs de nécro ! Rarement un regret appuyé pour celui-là qui pouvait reverdir. Ceux qui firent grand usage dans un temps révolu, ou ceux qui renvoyaient à la postérité d'un penseur illustre, rejoignent les lumières d'une édition françoyse au seuil solennellement orné d'estampes et de lettrines alambiquées. Le Père-Lachaise du dictionnaire en quelque sorte. Mais pour la plupart des trépassés, un cérémonial minimaliste sans égards des services rendus. Hormis le bon roi Robert qui conserve l'entièreté du savant patrimoine, beaucoup de mots, chez les concurrents, subissent à leur tour les réformes de la nouveauté. Jugés peu rentables, équivoques ou pernicieux, les mots boudés sont écartés. Nib état d'âme. Certains subissent l'ablation d'une difficulté orthographique. Accusés de gâter la réussite scolaire de nos cancres adorés et, par ricochets, d'abandonner notre PISA[1] entre le chauffage et la fenêtre, ils se voient amputés du signe superflu. C'était pourtant celui dont ils avaient hérité d'aïeux dix fois occupés, dix fois migrants. C'était ce particularisme, justement, qui le faisait intrigant, singulier, unique, leur grain de beauté à eux, leur prononcé laiteux ou leur phonation orientale. D'autres mots encore sont soudain condamnés à cause d'un bouleversement dans les mœurs, d'une moralité fluctuante, d'un emploi diffamant, d'une connotation aux relents de soufre.
Ceux-là s'en vont, d'autres s'en viennent. « Ils arrivent », dirait le petit homme. Néologismes sapés dernier cri, lexique au sourire blanc titane, jargon de trader, de start-up, terminologies scientifiques au revers des blouses immaculées. Ces dernières ont la côte. Une armada de termes cliniques, les phyto, des poly, les iste et les ique. Des acronymes aussi, pantins lexicaux aux membres articulés par des vis... Tout un défilé corrélé étroitement au siècle. Plus loin, clairsemés en fin de cortège, peu pressés de pointer, des métissés de la dernière heure, des lève-tard, des décontractés du gland, des polémistes, des triviaux, des composés, des casse-bonbons, des objecteurs de conscience peu enclins à se coucher, fusse dans un dictionnaire et pour le bien public.
----------------------------------------[1]Programme international pour le suivi des acquis
Le rêve d'une vie
Les mots ont le temps de rêver. Ils rêvent, et quand ils rêvent, ils rêvent d'un pouce ou d'un index tout en haut de leur page. Le remake d'E.T. version bibliophile est à jamais gravé en eux. Un courant d'air d'abord, une brise délicieuse, puis une fine terminaison homo sapienne, un doigt tout entier, un pouce pour caler la page, et derrière, en embuscade, la main. Idéalement fine, longue et discrète. Plus rares, donc plus prisés, la menotte potelée, le battoir bucheron. Doigts adultes inégalement sûrs et déterminés, mais pleins d'égards pour le savant ouvrage, ou doigts irrésolus, approximatifs, poisseux, d'une enfance, celle-ci entraînant plusieurs pages à la fois, écornant, froissant, tout en soufflant sur la nomenclature rigoureusement ordonnancée la brise légère et vivifiante d'une haleine de sucre… Une main, une vraie, une aux ongles coupés court, taillés en ergot, peinturlurés, récurés, maculés encore du chantier interrompu. Une main grêlée, une main parkinson, une main tremblante de vieux musicien qui ne s'en remet toujours pas de sa dernière Gnossiennes, une calleuse, une mondaine, une hypnotique, une main de kiné, une main qui pointe, hésite, sautille, s'enfuit, revient. Une main ternelle, maternelle, paternelle, fraternelle, une main qui transmet. Un doigté sûr, exigeant, pédagogue, une main qui marque la page, fait un pli, lutte, lutte, lutte à main nue contre l'ignorance. Une main ceinture noire de l'enseignement. Une main tatouée, une main forte, menue, une main noire, une main à la paume teintée au henné, une enfarinée, une main graisseuse, une main gauche, la droite étant encore mouillée… Parfois juste la pince, pouce immobile et index rotatif en mouvement perpétuel, binôme passé maitre dans l'art de consulter d'interminables inventaires. Pincette de prof de français qui choisit le mot, le précis, avec mille pincettes. Main aux yeux de lynx, main au flair de chien truffier. Main conservatrice, main ganté, main de velours, main restauratrice de fonds anciens dans la pièce blanche où l'incunable fragile rend, malgré lui, sous le délicat palper, un peu de lui... en poudre d'os…
N'importe quelle main est la bienvenue. Une voix se ferait entendre, une deuxième, car les mains qui cherchent un mot ou sa définition ont une parole, un souffle, un parfum, une haleine, une voix qui dit les mots, qui les épellent, les mâche, les murmure, les cite, les articule, fait entendre in-tel-li-gi-ble-ment la définition, s'en réjouit, s'en étonne, s'en vante haut et fort de la savoir avant que de la lire!
Le fragment infinitésimal qui manquait
Quand ils rêvent, les mots ont le cœur qui bat fort, leur respiration s'accélère, le sens irrigue leurs plus obscures inflexions. Adieu réserve et discrétion. Au plus crucial du rêve, pour attirer l'attention de la main visiteuse, les voilà qui piaffent, trépignent, gonflent le torse, claquent du talon et, mon Dieu, leur émotion quand le doigt enfin sur eux se pose ! L'enthousiasme sous l'index victorieux ! L'instant de gloire est si rare. D'autres voudraient mourir sur scène, eux voudraient mourir là, sous cette empreinte humaine, sous l'extrémité effilée de l'ongle… Ils sont choisis ! Le néant qui veut les engloutir peut bien attendre. Les voilà élus… et donc vivants ! Car le doigt, la main, la voix, le souffle, parfois la loupe, le crayon, l'odeur, la mèche de cheveux, le pan d'un foulard, l'éclat fugace et coloré d'un bracelet, tout fait corps et tout cela sur lui se penche… Sur lui et non sur son voisin ! C'est bien lui qu'en équipage on vient ainsi chercher, c'est sa définition qu'on claironne, verbe, substantif, adjectif, adverbe, auxiliaire de liaison, c'est son entrée que l'on salue parmi les presque cent mille autres de la langue française, parce que c'est ce mot-là, et lui seul, qui aurait manqué à la grille de mots croisés, à la partie de scrabble, à la rime poétique, à la compréhension de la phrase, du paragraphe, du texte, du fragment d'entendement du monde, ce fragment infinitésimal à l'intérieur duquel il manquait ce petit quelque chose pour faire sens.
Alors si certains d'entre eux, à leurs moments perdus, veulent se faire la belle, s'ils veulent se réinventer, se soulever, se défouler, soyez camarades, jouez le jeu, suivez-les le temps d'une nocturne buissonnière.
Brigitte Nadal, le 22 Mai 2024